samedi 14 mars 2009

Migration, développement et travail décent

Si les migrations sont intimement liées à l’histoire de l’humanité, l’idée la plus répandue est que la phase actuelle de la globalisation en a renforcé l’intensité. Le grand paradoxe du processus contemporain de globalisation est pourtant que la liberté de circulation planétaire est garantie aux capitaux et promise aux biens et aux services, mais qu’il n’en est rien pour les êtres humains. Or on ne souligne que trop rarement le fait que ces politiques migratoires restrictives représentent la véritable rupture entre la « première mondialisation » et la globalisation actuelle. Il en résulte que les pays industrialisés, loin d’accueillir « toute la misère du monde », ont pris l’habitude de l’exploiter de manière utilitariste au nom de la course mondiale à la compétitivité.

Les migrations, maillon faible de la globalisation actuelle

Contrairement aux idées reçues, le degré d’internationalisation des échanges et des investissements n’est pas aujourd’hui beaucoup plus important qu’avant la Première guerre mondiale. Les flux d’investissements des pays les plus industrialisés vers ce que l’on appelle aujourd’hui les pays en développement étaient en effet impressionnants au début du 20ème siècle : les entreprises des pays industrialisés investissaient énormément pour augmenter leurs approvisionnements en matières premières.
Ainsi, selon la Banque des règlements internationaux : « Si l’expansion du commerce et de l’investissement direct étranger (IDE) depuis 1982 est impressionnante, elle ramène simplement la mondialisation et l’internationalisation aux niveaux antérieurs à 1914 et encore, selon certaines mesures, pas complètement. Ainsi, sur la base du commerce extérieur par rapport au PIB, le Japon est moins ouvert à l’heure actuelle qu’avant 1914. En outre, si les sorties d’IDE représentent aujourd’hui 5-6% de l’investissement intérieur dans les pays industriels, la proportion était de 100% environ au Royaume-Uni durant les dix premières années [du 20ème siècle] »[1]. La Banque mondiale fait le même constat : « En 1913, durant une époque de liberté de mouvement des capitaux, les marchés émergents représentaient environ 50% du stock d’investissement étrangers des grandes sociétés alors qu’en 1996, ils n’en représentaient que 12 % »[2].
Quant aux moyens de communication, l’invention du télégraphe, du chemin de fer, du bateau à vapeur puis du bateau frigorifique a permis au 19ème siècle d’opérer une véritable rupture. En définitive, comme le souligne Daniel Cohen, « qu’il s’agisse de la globalisation financière, du respect des contrats, des mouvements de population ou des ruptures introduites par les moyens de communication, tout montre que la mondialisation du 19ème siècle n’a rien à envier à celle d’aujourd’hui »[3].
La mondialisation actuelle a cependant ses particularités. Comme le décrit Suzanne Berger, elles concernent les migrations : « Alors que les migrations jouèrent un rôle majeur lors de la mondialisation de 1870-1914, la mondialisation du 21ème siècle passe surtout par des changements dans l’organisation et la localisation de la production »[4]. En effet, alors que les migrants représentaient 10% de la population mondiale lors de la « première mondialisation », ils n’en représentent plus que 3% aujourd’hui. La mondialisation du 21ème siècle concerne donc davantage la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services que celle des êtres humains.
Le monde contemporain ayant pris la forme de quelques îlots de prospérité baignant dans un océan de misère, les uns dressent des forteresses de plus en plus sophistiquées pour se protéger des autres, résignés à risquer leur vie pour tenter d’échapper à la misère qui les ronge. Il en résulte notamment des scènes comme celle de Ceuta et Melilla, en 2005,où les tentatives par des migrants africains d’entrer sur le territoire de l’Union européenne sont lourdement réprimées par des gouvernements décidés à enrayer ce qu’ils considèrent comme une « invasion de clandestins ».
Mais ce n’est là que la pointe d’un iceberg autrement plus complexe. Car si le « mal développement » incite aux « migrations économiques », il n’en demeure pas moins que la manière d’aborder la question des migrations traduit des visions du monde diamétralement divergentes... et pas souvent fondées sur des données objectives.

Développement contre migration

La première façon d’aborder le problème, très en vogue dans les chancelleries occidentales, est d’appliquer le « modèle danois », notamment décrit en 2006 par le ministre belge de l’intérieur de l’époque, Patrick Dewael, dans un article paradoxalement et opportunément intitulé : « Immigration : une solution aux problèmes du tiers-monde devient urgente »[5]. Constatant le contraste entre notre prospérité et la misère d’autres contrées avoisinantes, et les problèmes que cela suscite, le ministre Dewael appelait à « unir nos forces pour décourager les flux d’immigration irrégulière » en mettant en œuvre « une véritable politique européenne de réadmission amenant ainsi les Etats tiers à reprendre leurs propres ressortissants ». En clair, on aide prioritairement les pays pauvres qui acceptent de rapatrier leurs émigrés. Certes, admettait le ministre, « il faut offrir une protection et accueillir dignement ceux dont la vie est menacée, et ce conformément à la Convention de Genève. Mais les autres doivent être renvoyés vers leur pays d’origine », car « la Belgique et l’UE ne peuvent accueillir tous les réfugiés du monde ».
Mais cette allergie aux migrants économiques n’est qu’apparente, car il faut bien constater que la diminution de notre population active aura des conséquences sur le marché du travail et le financement de notre sécurité sociale. C’est pourquoi le ministre désirait mener parallèlement une politique active pour « attirer des personnes qui peuvent contribuer au développement économique de l’UE ».
En résumé, sous couvert de répondre aux problèmes du Tiers monde, on ne l’aide que s’il accepte de rapatrier ses ressortissants pauvres et on ouvre grand la porte pour importer son capital humain. Cette seconde logique a fait florès depuis le milieu des années 2000 et est devenue, suite à la présidence française de l’UE du second semestre 2008, la philosophie commune des politiques migratoires européennes : attirer les migrants utiles à notre croissance économique et renvoyer chez eux ceux qui ne le sont pas !

Migration contre développement

Cette politique d’« immigration choisie » équivaudrait à « refuser à l’Afrique le droit au développement »[6], rétorquait dès 2006 le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Konaré. Les trois quarts des pays d’Afrique subsaharienne ne disposent de moins d’un médecin pour 5.000 habitants, et certains en sont même loin, alors que les médecins africains sont légion dans les hôpitaux européens, ce qui, selon l’OMS, explique en partie le fait que l’espérance de vie a diminué dans dix-sept pays africains au cours des vingt-cinq dernières années.
Plus généralement, le fait qu’un tiers des cadres africains (médecins, ingénieurs, administrateurs, agronomes, etc.) aient quitté leur pays n’est pas sans conséquence sur le développement du continent. Certes, il faut prendre en compte les retours de migrants qui, après avoir décroché un diplôme en Europe ou aux Etats-Unis, retournent au pays et mettent leurs compétences à son service, transformant de la sorte le « brain drain » en « brain gain ». Mais ces cas sont minoritaires. En outre, les compétences acquises dans le monde développé perdent souvent de leur valeur, car elles ne correspondent pas à la technicité et à l’organisation sociale du travail en cours dans les pays pauvres.
Certains mettent également en avant le fait que les migrants renvoient plus de 200 milliards de dollars par an vers leurs familles dans leurs pays d’origine, ce qui dépasse de loin les 100 milliards d’aide publique au développement versés par les pays industrialisés aux pays en développement. Mais ce montant masque le fait que seule une part infime est affectée à des investissements productifs et que l’essentiel prend la forme d’un système informel de sécurité sociale intrafamiliale, ce qui permet aux familles restées dans le pays d’origine de survivre en disposant d’un minimum de moyens pour se nourrir et se loger.
C’est en fait l’explosion des inégalités entre régions voisines du Nord et du Sud qui poussent les populations de la périphérie à tenter leur chance malgré les politiques migratoires restrictives des pays du centre. Comme le constate l’économiste américain Branko Milanovic, ce sont les frontières qui séparent les populations dont les écarts de richesse sont les plus élevés qui sont les régions les plus agitées. Il décrit ainsi quatre « points chauds » : la frontière entre l’Espagne et le Maroc, où l’écart de richesse est passé entre 1980 et aujourd’hui de 3,5 à 4,5 pour 1 ; entre les Etats-Unis et le Mexique, passant de 3 à 4,3 pour 1 ; entre Singapour et l’Indonésie, passant de 5,3 à 7 pour 1 ; enfin, entre la Grèce (ou l’Italie) et le sud des Balkans, passant de 3 à 4 pour 1. Il conclut de cette réalité qu’« il n’est donc pas surprenant que l’immigration clandestine et le trafic d’êtres humains soient plus fréquents dans ces régions »[7].

L’immigration choisie, rempart pour nos emplois ?

La logique de la politique de l’« immigration choisie » (par opposition à l’« immigration subie ») est simple : attirer les « cerveaux », rapatrier les « illégaux » et dresser des murailles sécuritaires pour dissuader les candidats non désirés. Les gouvernements européens multiplient les « accords de coopération » facilitant les rapatriements et investissent dans des dispositifs de sécurité de plus en plus sophistiqués. L’aide au développement tend de la sorte à faire office de carotte et de bâton pour persuader les gouvernements du Sud d’accepter cette logique et de collaborer à sa mise en œuvre.
Cette politique utilitariste, malgré son manque d’humanité, est cependant le plus souvent présentée comme efficace : les gouvernements des pays riches ont a priori tout intérêt à prôner le libre-échange pour aspirer les richesses mondiales, mais se doivent de « réguler » les migrations pour n’aspirer que les « cerveaux » et repousser les autres prétendants au « grand saut » qui représenteraient des charges insurmontables pour leur économie. Les critiques dénoncent les atteintes aux libertés fondamentales et l’explosion du nombre de sans-papiers que provoquera à terme une telle politique restrictive. Mais l’intérêt économique de la mesure n’est que rarement remis en question.
C’est que l’intérêt pour « nos emplois » semble évident : vu que la mondialisation nous fait perdre des emplois non qualifiés en mettant notre main d’œuvre en concurrence avec celle des pays émergents, il est logique que l’immigration de « non qualifiés » d’Afrique ou d’ailleurs viennent allonger la liste des chômeurs non qualifiés dans nos contrées prospères. Bref, l’immigré non qualifié, ce serait plus de chômage assuré ! Or si ce nouveau consensus semble logique, il ne résiste ni à l’analyse empirique, ni à la théorie économétrique.
Sur le plan économétrique, l’erreur de cette approche « travailliste » est de limiter ses modèles théoriques à un seul bien, c’est-à-dire à une hypothèse théorique d’une économie ne produisant qu’un seul type de produit. Or l’approche « internationaliste » à plusieurs biens démontre que l’impact de l’immigration non qualifiée est quasi nul sur l’emploi et les salaires relatifs. Les études démontrent en effet qu’en cas d’immigration, le pays d’accueil voit cette main d’œuvre supplémentaire occuper les postes les moins rémunérés au détriment des travailleurs non qualifiés « autochtones » (en majorité des anciens immigrés non qualifiés) qui retrouvent néanmoins un emploi non qualifié mais mieux rémunéré dans un autre secteur. C’est donc moins sur l’emploi et les salaires que sur l’évolution des spécialisations que l’impact des migrations se fait sentir. Cela permet même de mieux résister à la concurrence des pays à bas salaires, car les firmes peuvent utiliser l’embauche d’immigrés comme stratégie de substitution à la délocalisation[8].
Cette approche théorique est d’ailleurs confirmée par les faits. En 1980, 125.000 Cubains ont migré vers la Floride, soit une hausse de 7% de la population active. Entre 1989 et 1996, ce sont 670.000 Russes qui ont migré vers Israël, entraînant une augmentation de 14% de la population active. Dans les deux cas, l’impact sur les marchés du travail a été mineur[9]. Ces conclusions rejoignent celles de l’étude de trois économistes italiens[10] sur l’impact des migrations sur l’emploi en Allemagne de l’Ouest entre 1987 et 2001 : l’immigration n’a pas eu d’impact sur l’emploi des travailleurs allemands, quel que soit leur niveau d’éducation. Seul un léger impact sur les salaires hautement qualifiés a été constaté, du fait qu’après la chute du Mur de Berlin, la majorité des nouveaux arrivants provenaient de l’Allemagne de l’Est et étaient hautement qualifiés, alors qu’auparavant ils arrivaient de Turquie et des pays du sud de l’Europe et étaient très peu éduqués. L’offre accrue de travailleurs qualifiés a dès lors légèrement pesésur le niveau des salaires élevés, qui n’ont cependant baissé que de 1,49%.
Evidemment, on peut trouver dans l’histoire économique l’un ou l’autre cas extrême qui fait exception à la règle : au milieu du 19ème siècle l’Australie a connu un taux annuel de croissance démographique record de 22% entre 1850 et 1860, ce qui a fait passer la population de la colonie de Victoria de 76.000 à 538.000 habitants en l’espace de dix ans[11]. Ce cas exceptionnel s’explique par le fait qu’en 1851, la découverte de riches filons aurifères a attiré des centaines de milliers de nouveaux arrivants. Or lorsque la production d’or a commencé à diminuer, cela a provoqué des poches de chômage, essentiellement en milieu urbain. Mais ce n’est là que l’exception qui confirme la règle.
Il faut en outre spécifier que les études empiriques sur la question appellent certains constats qui ne sont pas sans importance : lorsque les Cubains qui quittaient leur pays d’origine ont cherché un emploi à Miami, plus de la moitié d’entre eux ont trouvé un emploi dans une entreprise cubaine où ils travaillaient encore dix ans plus tard[12]. Dans le même esprit, les Russes qui ont migré vers Israël rejoignaient la terre de leur communauté d’origine et les Allemands de l’Est migraient vers l’ouest de leur pays désormais réunifié. Cela signifie que les politiques d’intégration ont un rôle important à jouer et qu’a contrario des politiques communautaristes peuvent créer des discriminations à l’emploi pour les travailleurs migrants non qualifiés. Il est en outre évident que l’impact des migrations sur l’emploi varie en fonction de la nature du marché de l’emploi et des politiques sociales en vigueur.
Mais ces nuances ne viennent en rien contredire les conclusions lourdes des études économétriques et empiriques sur la question : la « menace » que constitueraient les immigrés non qualifiés pour « nos emplois » n’est qu’une chimère agitée par les apôtres de l’immigration choisie. Une sorte de cache-sexe utilitariste censé dissimuler une idéologie crypto xénophobe décidément de plus en plus répandue.

Les migrants, premières victimes de la crise financière

Les cycles économiques et les crises comme celle que nous connaissons depuis 2007-2008 laissent apparaître un mécanisme qui frappe les migrants de plein fouet : souvent accueillis à bras ouverts lorsqu’ils dopent la croissance économique de leur pays d’accueil, ils sont les premiers à être sacrifiés lorsque la crise provoque des pertes d’emplois massives.
Ainsi le cycle de croissance exceptionnel qu’a connu l’Espagne entre le milieu des années 1990 et 2007 a largement été permis par l’emploi d’immigrés dans le secteur du bâtiment. Mais la crise immobilière et financière de 2007-2008 a radicalement modifié la politique migratoire du gouvernement espagnol, qui a lancé en septembre 2008 un plan de « retours volontaires » qui vise, moyennant une allocation sociale, à inciter les travailleurs migrants à retourner dans leur pays d’accueil. L’allocation est versée en deux tranches (40% en Espagne et 60% sur le territoire d’origine) et les bénéficiaires ne peuvent solliciter un retour en Espagne qu’après trois ans et disposent d’un droit de retour préférentiel après cinq ans.
En Chine, selon les chiffres officiels du régime chinois, 20 millions des 130 millions de travailleurs qui ont migré des campagnes vers les ateliers de production urbains ont perdu leur emploi en 2008 et ont dû retourner dans les zones rurales, faute d’emplois dans les régions côtières[13]. Ce phénomène s’explique par le fait que la crise financière déclenchée aux Etats-Unis a « remonté » la chaîne de production pour se répercuter dans l’atelier du monde. Or les « sweat shops » ont bénéficié de la force de travail des migrants arrivés des zones rurales pauvres de cet immense pays. Berceau des exportations chinoises, la région de Guandong voit les travailleurs migrants rentrer chez eux par centaines de milliers, victimes de la crise économique (« weiji jingi »).
En définitive, loin d’accueillir « toute la misère du monde », les pays industrialisés l’exploitent de manière sélective lorsque les cycles économiques sont florissants, avant de les renvoyer lorsque les crises surviennent. La libre circulation des êtres humains semble ainsi l’unique sacrifiée du processus de mondialisation

Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11.



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[1] Banque des règlements internationaux, « Rapport annuel », 1998, p. 34.
[2] World Bank, « Global Economic Prospects and the Developing Countries 1998/1999 », 1999, p. 42.
[3] Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil, 2006, p. 45.
[4] Suzanne Berger, Made in Monde. Les nouvelles frontières de l’économie internationale, Seuil, 2006, p. 33.
[5] Le Soir, 27 janvier 2006.
[6] Libération, 10 janvier 2006.
[7] B. Milanovic, « Le véritable ennemi mortel de la mondialisation », in Le Monde Economie, 12 septembre 2006.
[8] J.-M. Cardebat, La mondialisation et l’emploi, La Découverte, 2002.
[9] D. Greenaway et D. Nelson, « The assessment : globalization and labour market adjustment », Oxford Review of Economic Policy, 2000.
[10] Etude réalisée en 2008 par Francesco d’Amuri de la Banque d’Italie, de Gianmarco Ottaviano de l’université de Bologne et de Giovanni Peri de l’université de Californie et disponible sur le site du CEPR (Center for Economic Policy Research.
[11] P. Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1999, p. 61.
[12] D. Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil, 2006, p. 81.
[13] Le Monde, 3 février 2009.
Arnaud ZACHARIE
Secrétaire Général
Centre National de Coopération au Développement (CNCD-11.11.11)

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Tél : +32 2 250 12 41
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