jeudi 10 décembre 2009

DEVELOPPEMENT ET MENTALITE RUNDI: Conférence Michel Kayoya, 1971

Conférence de Monsieur l’Abbé Kayoya. Bujumbura, mars 1971

En ouvrant cette série de conférences de Carême 1971, nous sommes très heureux de nous trouver ensemble. Surtout quand il s’agit d’un problème d’une telle envergure et acuité, il est de la plus haute importance de mettre ensemble nos idées, nos énergies, notre conscience d’hommes engagés ou devant être engagés, nos possibilités d’élite de notre pays et nos ressources chrétiennes d’action.

Nous sommes ici, non pour écouter de belles paroles, non pour discuter agréablement d’idées et d’opinions. L’auteur d’ »Entre deux mondes » nous a reproché amèrement, à nous intellectuels, de traiter des questions graves, du manque de logements, d’organisation du travail, de la malnutrition…. De traiter de tout cela comme de l’extérieur (1). Nous nous trouvons ensemble ce soir pour nous sensibiliser davantage, pour tâcher d’entrer davantage dans les grandes préoccupations mondiales d’aujourd’hui : le développement.

Paul VI a consacré à ce problème tout un document – « Lettre encyclique : le Progrès des Peuples ». En ce moment (mars 1967) il faisait ressortir le caractère urgent, dramatique, intolérable, de la situation actuelle du sous-développement dans le monde. Il s’écriait : « Aujourd’hui le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale. L’appel des pays pauvres est dramatique. Il faut se hâter : trop d’hommes souffrent !» (2). Réunions internationales ou nationales, cercles privés et clubs de toutes sortes s’occupent intensément du développement, se sensibilisent aux problèmes du sous-développement et tâchent d’aider tout homme et tout l’homme à devenir plus vite lui-même.

C’est dans ce cadre que l’Eglise du Burundi s’est volontairement mise dans le courant des préoccupations mondiales. Il ne pouvait en être autrement, si le nouveau nom de la paix est le développement, si les relations fraternelles de charité prêchées par l’Evangile se traduisent aujourd’hui dans et par le développement. En 1970, des thèmes de réflexion ont donc été proposés, qui devaient réveiller les consciences : « Charité et Paix dans la Justice ». L’Eglise avait saisi au vif combien le manque de justice, le désordre et la haine handicapaient le progrès de notre peuple. Cette année elle est allée au plus vif du sujet et a proposé à ses fidèles d’étudier à fond « leur mission, leur devoir dans le développement ».

Le plan quinquennal du Burundi, 1968-72, a tracé clairement le grand pas qu’il fallait faire dans cette voie du progrès. Les mouvements intégrés au Parti, les groupements d’Action Catholique se débattent chaque jour pour gagner du terrain et faire avancer notre peuple au plus vite.

Mais…. Et c’est notre sujet de la causerie de ce soir, le peuple ne suit pas ! Nous qui travaillons à la base, près du peuple, nous sentons une résistance, une lenteur décourageante. On a beau se sacrifier pour l’amélioration de l’habitat, pour l’assainissement des eaux, après quelque temps les sources sont inutilisables et la lutte reste toujours l’habitat commun de la grande masse des Barundi. Il n’y a pas un grand mouvement, pas une réponse enthousiaste dans le combat livré contre la faim, contre la malpropreté et la maladie. Et on se demande : Pourquoi cette inertie, pourquoi cette lenteur, pourquoi cette passivité ?

Pourtant notre pays pourrait se développer plus vite, il y a des facteurs favorables : climat sain, coexistence des plateaux et des marais, répartition assez nette des saisons permettant plusieurs récoltes par an, existence dans le pays de pierres et d’argile à briques rendant possible la construction en dur de nombreuses maisons, main-d’œuvre jeune et nombreuse dans tout le pays, une seule langue parlée de tous… On peut ajouter à cela une mentalité de collaboration forgée au cours des temps, l’union fait la force : ‘ubugirigiri bugira babiri », qui a favorisé la construction de maisons en commun, la culture en collaboration : ikibiri. Il y a la conscience d’être engagé en tendant vers un même but : ubutumire ; ubunywanyi ; kunama-rimwe ; kuja inama ; tout cela n’était pas à inventer au Burundi. Il suffisait de changer le sujet, il suffisait de changer d’objet.

Vu l’équilibre d’organisation que le peuple murundi avait avant la rencontre avec le monde occidental, on se serait attendu à ce qu’il adopte les nouveaux éléments. On se serait attendu à ce qu’il s’interroge par noyau de colline : « Pourquoi les européens font-ils des maisons comme cela ? Pourquoi ils résistent quand on les encourage à le faire. Pourquoi ? Simplement parce qu’il y a en eux des facteurs qui freinent le développement. Il y a une mentalité anti-développement.

I . SITUATION D ’AVANT 1885

J’appelle l’homme d’avant 1885, ce murundi, même aujourd’hui, qui n’a presque pas subi l’influence occidentale. Il est donc à considérer comme dans le temps matériel d’avant 1885 et dans une situation de ‘non rencontre’ avec l’Occident. Et il y en a plus qu’on ne pense de ces hommes dont la philosophie profonde est restée intacte.

1. Nous devons noter que cet homme-là est dans la situation de ceux qui s’efforcent de s’adapter à la nature. Non la nature positivement connue et acceptée comme telle, mais la nature avec ses forces aveugles et mystérieuses. Il ne peut y avoir de développement consenti et assumé par le peuple, si un peuple n’a pas une connaissance positive de la nature comprise comme telle et acceptée profondément.
Pour progresser en effet, cet homme d’avant 1885 doit accepter d’être convaincu que la pluie est pluie et rien d’autre, que l’arbre est arbre et rien d‘autre, que la verminose est verminose et rien d’autre, que dans la nature il y a un système de causalités secondes provenant uniquement de la nature, des qualités, de la constitution de chaque chose.

2. Cet homme d’avant 1885, par la force des choses, vit dans un monde hiérarchisé. N’oublions pas qu’il est un agriculteur éleveur et, dans une civilisation agraire pré technique, l’homme adopte la nature. Bien sûr, puisqu’il est intelligent, il inventa des outils, se protège des intempéries, mais en grande partie il doit se soumettre à la nature et à ses lois : il doit se soumettre à la loi des saisons, il doit attendre que son maïs pousse. Il y a des catastrophes qu’il ne peut expliquer, la foudre, la mort subite en cas de thrombose ou méningite. Tout cela crée en lui un fond de soumission, de passivité, de patience et un souci d’éprouver toute chose nouvelle pour en mesurer la force. C’est ainsi que devant la technique, au lieu de l’imiter, il en devient un admirateur béat, un exécutant inconscient. Devant de nouvelles méthodes de culture et d’élevage, il sera calme et docile à suivre les indications et gestes du moniteur aussi longtemps que celui-ci reste présent… mais laissé à lui-même, libre, il laissera avec mépris les techniques apprises hier avec soin (3). Monde hiérarchisé où chaque chose garde son rang. Pour l’homme d’avant 1885, la nature est unie, elle n’est pas seulement constituée par le visible, il y a en elle des forces aveugles, invisibles ; tout n’est pas palpable, mesurable, pesable, c’est pourquoi cet homme vit dans un monde d’intermédiaires :
- pour que le médicament soit efficace, on devra l’influencer par l’intermédiaire d’un geste ou d’une parole : umuhamuro,
- pour qu’un poison soit efficace, on devra non seulement le doser mais lui insuffler une force suivant le degré de forces de l’homme à abattre,
- pour qu’un enclos soit efficacement protégé, il ne faudra pas seulement une haie, fut-ce en fil de fer barbelé, il faudra surtout le « giheko » protecteur des rugo et des champs,
- pour éviter les dangers de la vie en société ou maintenir son influence, il faudra se munir contre tout … (de la hiérarchie).

Au plan de la vie sociale, cette conscience devient vite une conscience féodalisée, une conscience sans la hantise de soumettre, mais au contraire avec le souci de ménager en tout la chèvre et le chou, une conscience sentant avec acuité le besoin de s’assurer des intermédiaires, des intermédiaires-objets ou des intermédiaires-personnes. D’où l’importance pour un tel homme, non de l’efficacité et progrès, mais des faveurs, pour une bonne vie assurée. Cela devient en définitive une conscience de « gusaba » (demander une faveur). Et ce « gusaba » s’oppose à la production personnelle, à l’élévation par ses propres moyens, à la préoccupation de dominer soi-même la nature environnante. Finalement la fierté humaine consistera dans le « guhabwa », le « recevoir » … Yampaye inka, yampaye isuka… Il m’a donné une vache, une houe… Et la grande part des relations se base autour de ce guhabwa. On donne quelques-unes des vaches qu’on a reçues, on administre des médicaments qu’on a reçus. On accepte la maladie qu’on a reçue. On vit avec la femme qu’on a reçue. On fabrique la bière selon la méthode qu’on a reçue. Cette mentalité autour du guhabwa devient comme une coutume qui régira un peuple pendant des siècles. Dans cette mentalité on ne peut inventer, innover, renouveler. On est bien quand on est comme tout le monde !

Voilà pourquoi dans une telle mentalité, l’homme (vit-mugabo) ne prenait pas part au travail tel que nous le concevons aujourd’hui, les activités de production, d’amélioration de niveau de vie étaient laissées à la femme, aux enfants. L’homme, lui, l’être principal s’occupait de ce qui était conçu comme le plus important : gusaba inka… gusaba itongo gucisha… guca imanza… gushengera… gucurisha isuka… gutera intambara… régler une palabre… faire la cour à un grand… se faire forger une houe … aller à la bataille…

3. A côté de ces deux grands facteurs qui ont causé la stagnation de tout un peuple « d’avant 1885 », manque de connaissance positive et conscience féodalisée, il y a tout un complexe de mentalité d’injustice qui ne pouvait permettre le goût du progrès. Comment en effet, peut-on avoir l’envie de produire plus, de s’enrichir, de sortir de l’ordinaire, dans une mentalité comme celle-ci :
- Ntawutunga ativye… celui qui ne vole pas ne pourrait devenir riche ;
- Imbugitan’uwuyifashe ikirindi… c’est la lame du couteau qui rend sa force au manche ;
- Umugabo n’urya utwiwe n’utw’uwundi… un vrai homme mange ce qui est à lui et ce qui est aux autres ;
- Igisuma n’igifashwe … un voleur est celui qui se fait attraper. Le fait de ‘kunyaga » (reprendre de force un don) ou celui des bandes de voleurs de vaches ou de dévastation ont constitué un frein au développement social.

II. SITUATION D’APRES 1885

Il s’agit ici de l’homme dont la philosophie, les principes de vie, ont été influencés et affectés par une autre philosophie. Notons que ce que nous faisons ici n’est pas une critique de qui que ce soit. Nous ne faisons que constater la réalité. Sans doute ne faudrait-il pas mettre le tout sur le compte de la colonisation. Mais le fait de mettre vis-à-vis, de mettre en contact un peuple techniquement avancé, un peuple structurellement en pointe, un peuple qui socialement tient compte du facteur temps et du facteur argent, un peuple hautement sensibilisé à la conquête et à la domination, le fait de mettre en contact un tel peuple avec un peuple dont la compréhension de la nature ne se place pas nécessairement du côté de la connaissance positive, un peuple baignant dans un système d’organisation et de relations féodalisées, un peuple encore au stade de la civilisation agraire où dominent la soumission, la patience, l’admiration magique fondée pour tout ce qui est autorité et puissance… ce fait, surtout si c’est encore dans une fausse rencontre, explique comment :

A. Mis en faux contact avec une telle Europe, des peuples ont perdu leur orientation propre. Des hommes, des générations ont perdu la ligne des véritables valeurs : le goût de l’initiative, la maîtrise des situations, la foi dans l’homme (4). En exécutant des travaux de construction du pays, routes, maisons d’intérêt commun, la conscience de construire son propre pays n’y était pas. On travaillait parce que c’était commandé (5). Akazi !
« Des hommes ont perdu leur intégration dans le groupe parce que tout a été bouleversé. Des adultes, hier conscients de leur état, dansent comme des gamins, parlent comme des femmes et enfouissent leur démission et leur honte dans l’alcool qui fait oublier… ». « Des vieux, hier piliers du village, gardiens de la moralité et de la coutume, pleurent en silence leur ascendant perdu ». Et l’on rencontre l’image d’un homme désabusé : « qui rampe ; se contente de faveurs et rit haut dans un enthousiasme forcé » (6).

Normalement celui qu’on a appelé « Evolué » aurait dû être cet homme qui soumet les circonstances, adapte les situations, capte les nouvelles valeurs et qui, à travers tous les obstacles, demeure maître de lui…
Malheureusement cela n’a pas été le cas : « Un bouleversement s’est opéré dans nos têtes de nègres envoûtés ». Kuba umuntu w’iteka (un homme d’honneur), umuntu w’ibanga (un homme de devoir), umuntu w’amajambere (un homme dynamique), en un mot « être évolué » a changé de signification (7).
Umuntu w’amajambere n’a pas été conçu comme l’homme qui est mais comme l’homme qui a. Pas comme l’homme qui crée, invente, construit, mais comme l’homme qui reçoit, pour qui on importe, pour qui on construit, pour qui on travaille. La conscience féodalisée du guhabwa loin d’être transformée, se renforce. Il devient l’homme « qui a des souliers, des lunettes, des cravates… », l’homme « qui a une voiture, une maison blanche reçue de cette vache grasse qu’est l’Etat… » L’homme « qui a de l’argent, du Primus, des sorties, de l’ambiance… « la femme coiffée, jupée, nichée bien haut dans son accoutrement exotique » (8).

Et l’on sent cela quand on s’occupe de l’éducation des jeunes. L’éducation scolaire et la formation auraient dû changer cette mentalité. Au lieu de la changer nous l’avons accentuée… Il est pénible de constater que durant bien longtemps nous avons formé des assistants et qui avaient conscience de n’être que des assistants. Notre système scolaire continue encore à former une classe bourgeoise dans le sens de prédestinée, c’est-à-dire : ceux qui sont amenés à tout copier… mode de travail et façon de vivre, ceux qui entreront sans heurt dans la ligne du travail commencé et deviendront des salariés de l’Etat ou des organismes parastataux. On peut par ailleurs constater qu’il est rare de voir un organisme privé de type capitaliste engager un diplômé, un homme compétent qui risque de supplanter. Une entreprise privée capitaliste dans un pays en voie de développement préfère des ouvriers qualifiés, manœuvres et des hommes capables d’être assistants sans autre complication.

Voici deux souhaits apparemment criminels, mais qui expriment un mal nécessaire, passage obligatoire vers un développement plus rapide de notre pays.

1er souhait : Je souhaite voir le jour où les diplômés de toutes sortes devront être laissés à eux-mêmes, devront chômer sans espoir d’être engagés. Car un tel chômage, qui serait catastrophique dans un pays déjà équipé, deviendrait le salut pour nous qui devons encore tant créer. C’est alors qu’on assisterait à la naissance d’entreprises nationales valables car eux, les intellectuels formés, seraient forcés à ce moment de créer du travail. C’est dans cette intention que j’ai tracé ailleurs ces lignes très dures : « Alors que l’élite intellectuelle devrait se lancer dans des travaux de production : élevage rationnel, culture du riz, du maïs, du haricot, de la pomme de terre, du coton, dans la planification et l’équipement touristique, dans l’aménagement des cités…, cette élite s’entasse dans les capitales, se mordant la queue, brûlée par la soif de l’ambition, terrorisée par le pacte juré d’une politique éphémère » (9).
Dans tous les pays du tiers-Monde l’élite est salariée et cela bloque le développement.

2ème souhait : Je souhaite voir le jour où les responsables de notre pays décident de diminuer de la moitié le budget alloué à l’éducation nationale. Je ne conteste pas la valeur de l’éducation scolaire, mais je trouve dommage que dans un pays en développement les 90% des efforts d’éducation soient consacrés à l’enfance. Dans un pays qui pendant des siècles a conçu son éducation dans et par l’action, il n’est pas normal qu’on néglige cette éducation dans et par l’action.
La moitié du budget alloué devrait aider les adultes engagés… Ainsi ce sont les commerçants qui font le commerce qui devraient être orientés aux méthodes concrètes. Ce sont les cultivateurs qui cultivent, les éleveurs qui élèvent du bétail, les menuisiers qui travaillent, ces hommes et ces femmes engagés qui devraient pouvoir bénéficier d’une forme de scolarité.

B. Mise en contact avec l’Occident, la mentalité générale en face du travail a été trop habituée à exécuter. Le travail de construction du pays est devenu non un travail de création, d’épanouissement, donnant une fière satisfaction, mais un travail salarié. « Akazi… Nayo akazi k’ibutware kica uwicaye… » - Celui qui ne travaille pas au gré du sous-chef en pâtit…
Le travail est devenu obligatoire, non de l’intérieur, par conviction, mais de l’extérieur, par menace. Depuis qu’on a introduit les prestations chez le chef ou le sous-chef, le travail chez autrui est devenu « légal »…. « kwikurayo ». On cherchera à s’en libérer en coupant un franc en deux « guca amafranga », et, s’il le faut, en souffrant de la faim « kuzimya imbabura ».
Une telle mentalité ne favorise nullement l’amour ou l’engagement dans le travail, mais occasionne le manque de conscience professionnelle et la perte du goût du travail fignolé.

C. Ainsi le contact avec la civilisation de l’Occident a accentué la mentalité de l’homme d’avant 1885…
Souvent nous employons les biens de la civilisation d’argent comme des biens de la civilisation agraire. Comme on conservait le sorgho et les haricots dans un grenier, on conserve l’argent chez soi, dans une cruche, de sorte qu’il ne circule pas comme il faut. Comme on ne comptait pas le produit exact des récoltes et qu’on ne calculait pas les quantités, maintenant encore on ne compte ni ne calcule. Peu d’Africains ont déjà atteint le stade où l’on tire rigoureusement les conséquences de la technique, de l’économie domestique et des sciences positives.

La conscience féodalisée s’est encore accentuée. Comme dans le passé on demandait des vaches…, on demande aujourd’hui du travail. Il y a des chômeurs dans un pays où il n’y a pas moyen de chômer puisque tout est à créer et que chacun sait encore où trouver de quoi se nourrir. Cette mentalité, de vivre sans travailler, au crochet d’un autre, a accentué les phénomènes de régionalisme et de népotisme… « Umuntu arakira agakisa uwiwe » - Un riche est riche pour les autres qui en profitent.
Il faut ajouter à cela tout un complexe de mentalité d’injustice qui fait plus de méfaits dans un monde où les biens sont devenus plus maniables, plus échangeables, ou de nouveaux biens ont vu le jour, comme le travail, les valeurs d’échange, la caisse commune. Avec de tels biens et dans de telles conditions, la mentalité déplorable exprimée dans les dictons suivants est un frein à tout progrès :
- « Umugabo n’urya utwiwe n’utwabandi » Un débrouillard profite du sien et du tien.
- « Igisuma n’igifashwe » - N’est voleur que celui qui serait attrapé.
- « Imbugita n’uwuyifashe ikirindi » - C’est la méchanceté qui donne la force.
- « Ukurya ni kare » - Tous les moyens sont bons pourvu qu’on ait vite à manger.
- « Ntawutunga ativye » - Personne ne devient riche sans voler les autres.

D. A côté de ce contact faussé avec la civilisation occidentale, il y a quatre grands facteurs qui sont difficiles à vaincre : je les ai appelés :
1. La bougeotte sociale. 2. La religiose. 3. La myopie sociale. 4. Le parasitisme.
Expressions, néologismes forgés de toute pièce, mais exprimant et traduisant bien des situations d’une telle actualité sociale qu’il n’y a pas de termes déjà fabriqués par le langage courant, le parler conventionnel n’ayant pas encore eu le temps de se familiariser avec ces situations nouvelles.

1. La myopie sociale. C’est le fait que nous, l’élite, nous sommes pour ainsi dire paralysés, malades, prostrés. Nous n’arrivons pas à regarder plus loin et à jouer le rôle qui nous est destiné par l’histoire. Il y a un décalage. Il est étonnant par exemple que tout le pays soit constitué seulement de paysans agriculteurs-éleveurs et de salariés, c’est-à-dire des gens qui ne sont nullement maîtres du capital.
Il n’y a presque pas d’hommes en dehors du cadre des agriculteurs-éleveurs et des salariés politiquement dépendants… et cela c’est le drame. Ce fait, en effet, accentue la mentalité murundi traditionnelle handicapant toute tentative de développement. Quiconque émerge, a dû voler ! Suspicion jetée sur tous ceux qui veulent avancer ? Un voleur est seulement voleur le jour où il est attrapé. Dans un cadre de capitalisation uniquement par les salariés politiquement dépendants, il est difficile d’empêcher la maxime de produire ses effets, car un capital politiquement dépendant est contrôlé politiquement et les lois de la politique n’ont jamais concordé avec les lois des affaires. La mentalité féodalisée laissait une grande place au jeu des faveurs. Les cadeaux et dons gratuits rendaient agréable la société féodale et cela marque une société. Mais y correspond une mentalité générale de « gusaba », quérir des privilèges… et ainsi on respecte, non les institutions, mais les intermédiaires et les procédés malhonnêtes. « Umugabo n’uwurya utwiwe n’utw’uwundi ». Est un as celui qui vit de ses biens et qui peut inopinément s’approprier les biens d’autrui.
Au niveau de l’élite intellectuelle et technique cela constitue à la longue une paralysie qui nous empêche de viser avant tout le bien commun suivant les exigences de la technique et des sciences positives. Cela devient comme une myopie sociale : nous devenons aveugles vis-à-vis de la vie réelle et du rôle que le destin nous appelle à jouer.

2. La bougeotte sociale. C’est le fait déplorable que tout dans l’organisation du pays change et change tellement vite qu’on ne sait plus suivre et que l’homme paysan ou autre devient spectateur passif et impassible. Personne n’a le temps de comprendre, personne n’a le temps d’organiser, personne n’a le temps d’être vraiment responsable.
« J’avais commencé un accord avec Monsieur.
Il n’est plus là, Monsieur –
Son remplaçant non plus.
Je suis le troisième remplaçant de Monsieur…
Les responsables acquièrent vite l’attitude du spectateur impassible, l’homme qui sait qu’il ne restera pas longtemps.
Le film tourné, il sortira, videra les lieux, prendra son chapeau, sa canne et son porte-monnaie » (10).
Ainsi, une coopérative dure six mois, un projet d’élevage de poules n’aboutit pas ; la population construit des classes… on n’accepte pas le moniteur… Les personnes changent, les lois changent. Sans fonctionnaires stables le développement n’est pas possible.

3. Le parasitisme social. Facile dans les sociétés équilibrées où le niveau de vie est sensiblement le même pour tous, facile dans une vie économique en grande partie purement agricole, le fait de vivre dépendants les uns des autres déséquilibre l’économie à base d’échanges, économie d’argent, moyen facile d’échange ou de paiement joue un grand rôle.
Ceux qui devraient investir ne le peuvent pas, ceux qui devraient travailler vivent aux dépens des autres. Le développement souffre alors d’un égalitarisme restrictif. Qui pourra commencer une entreprise avec cent bouches à nourrir ou s’installer avec trente hommes à loger ? Le parasitisme social entretient une mentalité fausse, ennemie du développement.

4. La religiose. « Nous devons affirmer qu’au Burundi la religion a été un ferment réel de progrès. C’est grâce aux différents centres de missions que nous devons le recul de certaines maladies comme la typhoïde, le pian, la chique… l’introduction du vêtement, etc. La religion a donné à l’homme une solide philosophie de lui-même… »

Cependant la religiose est cette situation bizarre de gens qui ont une philosophie haute de l’homme, comprenant bien que la vie terrestre est un passage nécessaire où doit s’exprimer notre foi, notre espérance et s’épanouir notre vie de relations fraternelles. Mais situation où la vie terrestre n’est pas sérieusement prise en charge, où les valeurs terrestres, les valeurs temporelles, ne sont pas intégrées dans la vie de foi.
La pratique religieuse, les célébrations liturgiques, les gestes baptismaux ou funéraires, ne sont pas parvenus à relier la vie de chaque jour et l’Evangile. Dans la plupart des cas, les conversions au christianisme n’ont pas atteint le fond de notre être. Notre philosophie profonde n’a pas été touchée ou l’imprégnation de la foi n’est pas assez profonde et totale. Chez les paysans comme chez les intellectuels, l’image du badigeonnage pourrait s’appliquer.

Il y a donc d’un côté cette vie de peur de la nature et de ses lois mal connues, ce qui devient un monde de mythes qui favorisera une religion de pratiques de libération, une religion de cas de conscience et non pas une remise en question de toute la vie.

Il y a de l’autre côté le christianisme qui nous est arrivé avec son immaturité quant à la compréhension de sa tâche terrestre, temporelle.
C’est le christianisme persécuté que nous avons rencontré au début : à l’intérieur il était attaqué par le modernisme… à l‘extérieur il était tiraillé entre le capitalisme et le communisme. C’était un christianisme qui se défend, qui condamne. Un christianisme qui se méfiait de l’argent et des hommes d’argent. Dans cette période d’avant-guerre 14-18, d’entre les deux guerres, l’action catholique comme telle n’a pas encore vu le jour.

Or, l’engagement de la masse des chrétiens dans le développement supposait une vue chrétienne juste de ce que nous appelons « le temporel ».

Cette vue chrétienne juste n’est pas une vérité statique précisée une fois pour toutes par l’Evangile ou par l’Eglise. Elle se précise au contact des réalités historiques. Donnons quelques exemples montrant combien cette compréhension juste des biens temporels, des biens de développement social a été lente à se préciser au cours des temps.

1. Avant 313, les chrétiens n’ont pas eu le temps de pousser à fond l’idée de développement. Ce sont les persécutions. Pourtant, c’est clair dans l’Evangile. St Paul le rappelle aux millénaristes : « Que celui qui ne travaille pas ne mange pas ».
2. Après 313, on revient vite à la pratique romaine de « religiolicita » et le spirituel va réglementer le temporel. Et à partir de Charlemagne, apparaît même la notion de civilisation chrétienne, voire ecclésiastique, puisqu’en grande partie c’est le clerc qui gère l’humanisme.
3. C’est seulement neuf siècles plus tard que Léon XIII proclamera que l’Etat est souverain dans son domaine (Rerum Novarum, 1891). Cette séparation du spirituel et du temporel arrive juste au moment où les premiers missionnaires arrivent chez nous. C’est à ce moment aussi que commencent à se fonder des partis parallèles en Occident. Et c’est selon ce mode de compréhension des tâches terrestres que nous avons reçu l’Evangile.
4. Le Concile Vatican II viendra corriger cela. Et nous devons lutter pour faire comprendre que notre christianisme se joue sur terre (11). Mais il sera difficile de supprimer cette attitude prise depuis le 15ème siècle, attitude du double domaine.

CONCLUSION

Nous voyons donc que d’une part, une vie communautaire, des vues justes sur l’homme, la situation de notre pays, auraient dû nous aider à développer d’une façon rapide notre pays et que d’autre part, la mentalité a été fortement faussée par un contact avec l’Occident, pensons à la conception du travail, à l’aboutissement de notre système scolaire actuel, à cette passivité menant à l’hébétude sociale et qu’en plus, quatre facteurs nés de la nouvelle situation, entravent de par l’intérieur le développement tel que nous le souhaitons.

Alors, comment penser à l’avenir ? Comment pousser le développement de notre pays et son accélération ?

1. Je crois qu’il faut d’abord se convaincre de cette vérité essentielle : que le développement vrai part de l’intérieur. C’est en effet l’homme qui est le premier élément-moteur de tout progrès. Nous pouvons avoir beaucoup de biens matériels, de routes, des voitures, de l’argent, si l’homme lui-même n’est pas développé, ce progrès n’est pas réel, n’est pas durable. Nous l’avons souligné à maintes reprises : « Le vrai sous-développement ne consiste pas dans un manque de choses » (12), mais dans un manque d’être, dans un Etat faussé de toute mentalité.


2. Il faut donc changer la mentalité, notre mentalité, celle du peuple. Cela se fait plus ou moins à travers diverses organisations : Radio, U.F.B., Paroisses, Lettres pastorales, qui ensemble essaient d’ouvrir le peuple à la rigueur des connaissances positives.

3. C’est au niveau de l’enseignement pourtant qu’il faudrait oser faire preuve d’imagination et quitter les sentiers battus et ne plus se contenter de former des fonctionnaires de l’Etat ou de l’Eglise hiérarchique.
Nous avons trop donné d’exclusivité aux enfants, comme si les adultes étaient imperméables à tout complément de formation.

Je vous vois me dire : alors que faire ? Devons-nous cesser de vivre comme des Africains ?

Je ne puis pas vous dire ce que vous devez faire, chers amis.
La coutume est là, la vie actuelle est là. Alors ? Alors, vous devrez aider notre pays à sortir du sous-développement.

Voyez, jugez et agissez ! (13).
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Edition actuelle(la nôtre) Ancienne Edition
NOTES 1) Entre deux mondes p.265 p.115

2) Populorum Progressio n° 3- 29
3) Entre deux mondes p.249 p.99
4) Ibidem p.227 p.77
5) Ibidem p.229 p.79
6) Ibidem pp.253-254 pp.103-104
7) Ibidem p.228 p. 78
8) Ibidem p.229 p. 79
9) Ibidem p.252 p. 102
10) Ibidem pp.283-286 pp.131-135
11) Impératifs de l’Action catholique au Burundi. Lille, 1965
12) Entre deux mondes p.200 p.50
13) Ibidem p.280 p.130